mardi 12 avril 2011

Le soir où on a fait pleuvoir à l'intérieur

     À l'automne 1995,  on m'offre de produire à Matane le dernier spectacle d'une tournée de 8 dates de Grim Skunk, accompagné de Lofofora de France et des Smalls, originaires de Taber en Alberta et basés à Edmonton.  À cette époque, les Grim sont en pleine ascension et ils s'imposent bientôt parmi les artistes vendant le plus de billets de concert au Québec, malgré l'absence de support des radios et de ventes de disques assez modestes.  Cette année-là, ils sont même en nomination à l'Adisq, dans la catégorie "Artiste québécois s'étant le plus illustré dans une autre langue que le français", aux côtés de Jeff Smallwood, Gogh Van Go, Céline Dion et du Cirque du Soleil, qui remportera éventuellement la statuette. En regardant les nommés et le gagnant, on voit bien que cette catégorie, c'est n'importe quoi!

     Le show est finalement booké pour le samedi 9 décembre; le band n'a pas visité la région depuis un an et demi et ce concert sera le seul à l'Est de Québec, je m'attends donc à vendre beaucoup de billets et il me faut une salle capable d'accueillir au moins 500 personnes.  C'est le premier spectacle de cette envergure que je produis et le choix des salles n'est pas très abondant; après quelques démarches, on obtient le gymnase du Pavillon de la Cité, et ce, gratuitement!  Je mets les billets en vente quelques semaines avant la date du spectacle et immédiatement, on sent une certaine frénésie s'installer!  Ma soeur, qui m'aide dans l'organisation du spectacle, s'occupe de la vente des billets à la Polyvalente et me ramène des centaines de dollars chaque soir.  Avec un point de vente à Matane et un à Rimouski, les 500 billets sont rapidement écoulés!  Ça peut sembler une bonne nouvelle, mais ça peut devenir un problème!  Je n'ai aucune idée du nombre de personnes qui vont se présenter à la porte sans billet, et ce genre de situation peut rapidement dégénérer.  Il y a même des gens de Rimouski qui apellent à l'Hotel de Ville pour savoir où se procurer ces billets tant convoités!

     Côté technique, l'organisation des Grim Skunk s'occupe de tout, j'ai acheté un package deal; j'ai les 3 bands, le son, l'éclairage et le matériel promotionnel pour  un coût fixe, plus un pourcentage des profits.  Étant plutôt un organisateur, je ne connais pas tellement l'aspect technique du monde du spectacle, et lorsqu'on me demande s'il y a suffisamment de puissance électrique pour alimenter la production, je réponds: " probablement, il y a un tableau électrique dans le gymnase avec une prise de poêle".  Pas tout-à-fait sûr de mon affaire, je conviens avec Simon (le gérant des Grim à l'époque) de tenir un appel conférence avec lui et le technicien de la tournée; malheureusement, cet appel n'aura jamais lieu.

     Comme c'est un gymnase et qu'il n'y a jamais eu de spectacle à cet endroit, je dois me débrouiller pour installer une scène.  J'opte pour des échaffauds de construction; 2 sections complètes pour la batterie et des demi-sections tout autour pour le reste du band.  Le samedi matin, j'arrive sur les lieux vers 8:00 et je construis les plate-formes qui seront le plancher de la scène.  Tout va rondement, et dans l'après-midi, nous sommes prêts à les accueillir; du moins c'est ce que je croyais...  Le rock and roll étant ce qu'il est, les bands sont en retard et la production aussi;  mais le camion finit  par arriver et on commence à déloader.  Après les présentations d'usage, je leur montre les installations électriques; horreur et stupéfaction, ça ne fera pas l'affaire!  Le technicien m'apprend que si on se branche là-dessus, on l'utilise au complet, donc il n'y a plus de lumière dans les toilettes, ni où que ce soit d'autre.  Il est autour de 17:00 , si je me souviens bien, et on doit ouvrir les portes à 19:00-19:30 maximum.  C'est impossible d'annuler; j'ai signé un contrat et j'ai un  montant assez substantiel à débourser que le show ait lieu ou non.  En plus, il y a déjà des gens dehors, certains arrivant de Sept-Îles ou de Rimouski, tous sans billet.

     Il faut trouver une solution, et vite.  On cherche d'abord une source de courant suffisante pour alimenter le show; on trouve ce qu'il faut dans le garage, mais comme celui-ci est à l'autre bout du bâtiment, on a besoin de plus de fil de type "feeder", au moins 100 pieds je dirais.  On ne trouve pas ça à tous les coins de rue!  Moi ou Petit, je ne suis plus sûr lequel, apellons un ami qui a un kit de son, donc du feeder, et qui en plus est électricien dans la vie de tous les jours!  On trouve un pick-up pour aller chercher ça (merci Jean-Guy) et on ramène le fil et l'électricien!  Une fois sur place, il faut fermer le disjoncteur qui est à la cave pour brancher le feeder, et comme il n'y a pas d'indication sur les disjoncteurs, on organise une chaîne humaine du garage à la cave pour relayer l'information.  On trouve le disjoncteur et Monsieur D procède au branchement.  Comme il ne peut pas brancher le "ground" dans la boîte faute d'espace, on l'attache à un tuyau avec une paire de pinces "grip"!  Ça devrait faire l'affaire, après tout c'est juste du 550!  Ça marche!  Kick out the jams, motherfuckers!

      Place à un rapide sound-check et à tous les ajustements d'usage; durant ce temps (il est autour de 19:00), je passe par l'entrée pour voir comment ça se passe.  Les gardiens de sécurité que j'ai engagé sont arrivés et il y a déjà des centaines de personnes  dehors qui attendent l'ouverture des portes, dont un paquet agglutiné sur la galerie.  Comme je veux éviter d'avoir trop de monde, je décide de laisser entrer seulement ceux qui ont des billets et on verra ensuite pour les autres.  Je donne la consigne au gardien de sécurité d'ouvrir la porte et d'annoncer la nouvelle, mais ceux qui sont devant sont justement ceux qui n'ont pas leur billet et ils veulent entrer!  Lorsque le gardien débarre la porte, celle-ci lui est presque arrachée des mains et c'est le bordel, impossible de faire comme prévu.  Le gardien réussit à refermer la porte, se tourne vers moi et dit:" moi je n'ai pas de problème avec ça, mais tu vas aller leur dire toi-même."  Bon ok, on oublie ça!  Y a-t-il quelqu'un qui a un plan B?  Non? Ok, on laisse entrer tout le monde et on va faire avec.

     Tout est prêt, on ouvre les portes!  Ça rentre, ça rentre, ça rentre, ça rentre: pour garder le fil, j'ai demandé aux personnes à la porte d'inscrire sur une feuille toutes les entrées payées en argent.  En les ajoutant aux 500 qui ont des billets, je sais où je m'en vais.  Le décompte total sera finalement de 676, plus les invités, bands, techniciens et le staff.  On parle d'environ 720 personnes, dans une salle qui devait avoir une capacité légale de maximum 300!  Dire que c'est plein et qu'il y a de l'ambiance, c'est un euphémisme!  Les Smalls ont la tâche de démarrer la soirée; ils en sont à leur deuxième passage à Matane et ils comptent des fans dans la région( Les Smalls, on aime ou on n'aime pas).  Tout se passe bien pour eux et lorsqu'ils terminent leur set, la salle est bondée et prête à faire un triomphe aux bands suivants.  Le souvenir que j'ai des Smalls ce soir-là, c'est qu'ils ont mangé toute la soirée des macaronis, préparés par ma mère et me soeur pour toute l'équipe( je me demande encore s'ils ne sont pas partis avec les restes).  Ça reste un de mes bands préférés du milieu des années 90.

      Maintenant, place à Lofofora, les leaders de la fusion française.  Ils en sont à leur premier album, intitulé "Lofofora", et à leur premier passage au Québec.  Ce disque, vendu à plus de 100 000 copies en France, m'a été envoyé quelques semaines auparavant, mais je n'ai pas vraiment eu le temps d'y prêter une oreille attentive.  Je les ai observé une couple d'heures plus tôt, et pour être honnête, je ne trouve pas qu'ils dégagent une énergie particulière et je ne sais donc pas trop à quoi m'attendre lorsqu'ils montent sur scène.  Putain!  De tous les shows que j'ai produits, je n'ai jamais vu un groupe inconnu ici aller chercher la foule de cette façon!  Le coup de foudre est immédiat, la foule est conquise.  Le charisme de Reuno, le chanteur au regard de glace, envoûte la foule, la basse de Phil , un sympathique Flea français, jumelé aux rythmes d'Edgar le batteur d'enfer font sauter les spectateurs et les riffs métalliques de Farid font bouger de la tête les plus irréductibles headbangers!  Lorsqu'ils enchainent avec "Vive le Feu" des Bérus, le chaos est total, la bâtisse va s'écrouler!  La température dans la salle atteint facilement les 36-37 degrés et il fait moins 15 dehors; il commence à y avoir de la condensation et il y a comme une pluie qui tombe, un peu des plafonds et beaucoup dans les embrasures de portes.  On peut dire que ce soir-là, on a fait la pluie et le beau temps à Matane!  Le set des Lofo est impeccable, et ils se sont faits de nombreux fans dans la salle; ils repasseront 3 fois à Matane après ce soir-là.

      Maintenant, place aux stars de la soirée!  La dernière visite des Grim remonte à un an et demi, et ils tournent pour promouvoir leur album éponyme (qui reste mon préféré à ce jour) ; les Matanais  ne demandent pas mieux que de leur faire un triomphe!  Leur set est parfait, avec tous les ingrédients d'un bon Grim Skunk, incluant Boris qui fume des pétards sur scène!  Ce show sera le début d'une lignée de spectacles de 500 spectateurs et plus pour Grim Skunk à Matane, dont 2 ou 3 fois à l'aréna avec 750 personnes; je peux dire sans avoir trop peur de me tromper que ce groupe sera le meilleur vendeur de billets de spectacles à Matane dans les années 90, et ce, tous genres confondus.  Cette soirée, ça reste le meilleur show que j'ai produit.  Les 3 bands étaient au sommet de leur art et le public était au rendez-vous.  Je n'ai pas tout raconté, c'est déjà un peu long comme récit, mais cette journée fût d'une intensité incroyable.  Avant d'avoir un enfant, j'aurais pu dire que ce fût LA journée la plus intense!

      Un mois plus tard, j'avais déjà de nouveaux projets en tête, et je tâtais le terrain pour faire Groovy Aardvark et Voïvod, toujours au Pavillon de la Cité.  Je me rends sur place, et on m'apprend que non, il n'y aura pas d'autres spectacles à cet endroit.  Le responsable m'amène à la cave, dans ce qui sert de local de tir à l'arc, sous le gymnase, et il me montre des fissures à la base des piliers de béton qui soutiennent le plancher du gymnase; elles n'y étaient pas avant le show.  Peut-être que ce soir-là, on est passé à un cheveu de la catastrophe.  Quand j'y repense, je vois ces images d'une célébration de mariage en Israël où le plancher avait cédé sous les danseurs dans un hôtel de Jérusalem.  Sur 150-200 personnes, il y avait eu 10-12 morts. Imaginez le désastre ce soir-là!  Mais quand même, ce fût une sacrée soirée!

    

    

    




  


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